L’essor du télétravail au sein des entreprises françaises a conduit les juridictions à s’interroger sur les incidences juridiques de l’utilisation du domicile personnel du salarié comme lieu d’exécution du contrat de travail. Si la prise en charge des frais professionnels liés à cette organisation du travail est relativement balisée par les textes, la question de l’indemnisation de l’occupation du domicile à des fins professionnelles soulève davantage d’incertitudes.
La jurisprudence récente, notamment les arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2025 et du 2 avril 2025, vient préciser les contours de ce droit. L’analyse juridique impose de distinguer entre les situations dans lesquelles une indemnité d’occupation est reconnue, les hypothèses dans lesquelles elle est exclue, et les conditions pratiques de sa mise en œuvre.

1 - Les fondements juridiques de l’indemnité d’occupation du domicile
A. Une sujétion étrangère à l’économie du contrat
La Cour de cassation a posé, de manière constante, que l’occupation d’une partie du domicile du salarié pour les besoins de son activité professionnelle constitue une sujétion spécifique, étrangère à l’économie générale du contrat de travail.
Cette position repose sur l’article L. 1121-1 du Code du travail, qui protège les droits et libertés du salarié, notamment le droit au respect de la vie privée. L’obligation pour l’employeur d’indemniser cette contrainte est affirmée notamment dans les arrêts suivants :
- Cass. soc., 7 avr. 2010, n° 08-44.865 ;
- Cass. soc., 14 sept. 2016, n° 14-21.893.
L’indemnité d’occupation est ici fondée sur le principe de réparation du préjudice résultant de la privation partielle de jouissance du domicile personnel.
B. Absence de local professionnel et obligation de compensation
La jurisprudence a également admis que :
L’absence de mise à disposition effective d’un local professionnel par l’employeur justifie l’octroi d’une indemnité, même si l’usage du domicile n’a pas été formellement imposé. (Cass. soc., 12 déc. 2012, n° 11-20.502 ; Cass. soc., 8 nov. 2017, n° 16-18.499)
Il s’agit ici d’un manquement organisationnel imputable à l’employeur, qui crée une situation de fait contraignante pour le salarié.
2 - Le rôle du télétravail dans l’extension jurisprudentielle du droit à indemnité
A. L’apport des arrêts de mars et avril 2025
L’arrêt rendu le 19 mars 2025 (n° 22-17.315), publié au Bulletin, marque une évolution notable. La Cour de cassation se réfère expressément à l’article L. 1222-9 du Code du travail, relatif au télétravail, pour étendre l’obligation d’indemnisation.
La chambre sociale y affirme que le salarié peut prétendre à une indemnité d’occupation dans deux situations cumulatives :
- lorsqu’aucun local n’est effectivement mis à disposition ;
- ou lorsqu’il a été convenu que le travail s’exercerait en tout ou partie à domicile.
Cette analyse est confirmée par l’arrêt du 2 avril 2025 (n° 23-22.158). Ces décisions traduisent une volonté d’intégrer le télétravail dans le champ de la sujétion indemnisable, sans exigence de preuve d’un préjudice distinct.
B. Une indemnité autonome par rapport aux frais professionnels
Il convient de souligner que l’indemnité d’occupation ne se confond pas avec les frais professionnels exposés par le salarié dans le cadre de son activité (connexion, électricité, mobilier…). Elle vise à compenser une privation de jouissance matérielle, et s’inscrit dans une logique indemnitaire propre.
3 - Conditions d’exclusion et modalités de mise en œuvre de l’indemnité
A. Le cas du télétravail à l’initiative du salarié
La Cour de cassation exclut le droit à indemnité lorsque:
Le télétravail est sollicité par le salarié, en l’absence de toute contrainte, et alors même qu’un poste de travail est accessible dans l’entreprise. (Cass. soc., 4 déc. 2013, n° 12-19.667)
Dans cette hypothèse, l’usage du domicile résulte d’un choix personnel, excluant toute sujétion imputable à l’employeur.
B. Mise en œuvre pratique et charge de la preuve
Pour obtenir cette indemnité, le salarié devra démontrer :
- l’absence de local professionnel disponible, ou un accord formel de télétravail ;
- l’occupation effective d’un espace privatif à des fins professionnelles ;
- et, idéalement, fournir des éléments objectifs : surface occupée, durée, équipements, preuve d’usage exclusif.
Le montant n’est pas encadré par les textes. Il peut faire l’objet d’un forfait mensuel ou être calculé au prorata temporis et de la surface dédiée. L’URSSAF admet une évaluation forfaitaire pour les frais, mais non pour l’occupation stricto sensu.
Le principe d’indemnisation de l’occupation du domicile du salarié, lorsqu’il télétravaille sans local mis à disposition ou dans le cadre d’un accord formalisé, est désormais solidement établi par la jurisprudence sociale. Il s’agit d’un droit autonome, distinct de la prise en charge des frais professionnels, fondé sur la protection du domicile et la nécessaire limitation des atteintes portées à la vie privée.
Dans un contexte où le télétravail se généralise, il est essentiel pour les employeurs de préciser les conditions matérielles de son exercice, et pour les salariés de documenter l’usage professionnel de leur domicile, afin de garantir un traitement équitable et sécurisé sur le plan juridique.